La Vaillante
Sautez la passe au vent qui tombe
Montez la voile au vent qui prend
Ce sont les gens d’un village
Qu’il est poli d’oublier
Cherchaient pas loin de leur plage
De quoi se désennuyer
Ils ont choisi La Vaillante
Au rancart depuis deux ans
Pour l’aventure excitante
De s’ouvrir un restaurant
On l’avait vue flambant neuve
Remonter plus d’une fois
À contre-courant le fleuve
Pour aller vendre son bois
C’est depuis dix ans à peine
Que les ennuis sont venus
Quand son premier capitaine
Fut déclaré disparu
Sautez la passe au vent qui tombe
Montez la voile au vent qui prend
Les matelots mal à l’aise
Se sont embarqués ailleurs
Même les plus vieux se taisent
La Vaillante leur fait peur
Après un été dans l’anse
On l’a halée dans le clos
Et depuis c’est le silence
On l’a laissée hors de l’eau
L’été passé, des jeunesses
Se moquant des mauvais sorts
L’ont repeinte sans tristesse
Avec les couleurs du bord
Et tout le tribord en rouge
Et tout le babord en vert
Et le plabord bleu qui bouge
Quand on le voit de travers
Sautez la passe au vent qui tombe
Montez la voile au vent qui prend
Ça dansait tous les dimanches
Jusqu’à des minuits passés
Puis ce furent des nuits blanches
Qu’étaient pas rien qu’à danser
Un beau soir, en plein voyage
Il leur fallut prendre l’air
Les plus sobres, les plus sages
Ont parlé d’un mal de mer
Quand ce drôle d’équipage
Jusqu’au dernier fut dehors
La nouvelle se propage
Le malaise était à bord
Les premiers qui s’en remettent
Vont s’asseoir aux alentours
«On va poursuivre la fête
Restons de quart jusqu’au jour»
Sautez la passe au vent qui tombe
Montez la voile au vent qui prend
Mais sous la lune inquiète
Ces marins de petite eau
Relèvent soudain la tête
Et prennent peur aussitôt
Entre les herbes muettes
On voit bouger les haubans
Et tanguer la goélette
Et virer son cabestan
Sortant de son carénage
Et comme flottant sur l’air
La Vaillante déménage
Et descend droit sur la mer
Fait trois fois le tour de l’anse
Pour laisser son bois gonfler
Puis vers l’océan s’élance
Quand ça commence à souffler
Sautez la passe au vent qui tombe
Montez la voile au vent qui prend
Des voilures de plaisance
Qui l’ont vue en calme plat
Ont parlé d’une présence
Qui les éloignait de là
Sur le pont n’ont vu personne
Mais voici qu’en s’approchant
La cloche de bord leur sonne
Les cinq coups: «Allez-vous-en!»
Accostée au port de France
Un homme en est descendu
Puis reprenant son errance
La Vaillante s’est perdue
C’est une jeune héritière
Qui seule s’en aperçut
Un nom gravé dans la pierre
Chez nous avait disparu
Sautez la passe au vent qui tombe
Montez la voile au vent qui prend
Ce sont les gens d’un village
Qu’il est poli d’oublier